06.05.2022

Procès de Gibbs-Petrus : près de 7 heures d'audience pour obtenir la relaxe

Le second et dernier volet du procès dit des élus s’est tenu hier : Annick Petrus et Daniel Gibbs ont comparu jeudi* devant le tribunal de proximité de Saint-Martin pour des faits d’atteinte à la liberté d’accès ou à l’égalité des candidats dans les marchés publics. En d’autres termes il leur est reproché d’avoir favorisé une entreprise au détriment d’une autre.

Cette société, c’est Angel Car Rental dirigée par Jean Delice Murat. Elle a fourni entre janvier 2018 et mars 2019 une prestation de services, en l’occurrence elle a assisté la collectivité dans la distribution des denrées alimentaires et autres dons. Le montant du marché s’est élevé à quelque 147 400 euros. Or, elle a été sélectionnée sans avoir été mise en concurrence comme le code de la commande publique l’impose. C’est pourquoi les cinq dernières factures d’un montant de quelque 63 000 euros n’ont pas été payées par le trésorier public et ont fait l’objet d’un protocole transactionnel pour pouvoir être régularisées. Ce protocole a été dénoncé par la préfète de l’époque auprès du procureur de la République qui a diligenté une enquête à l’issue de laquelle Annick Petrus et Daniel Gibbs étant intervenus dans ce dossier, ont été poursuivis.

Pour le parquet de l’époque, la non mise en concurrence est synonyme de favoritisme. C’est aussi ce qu’il avait reproché à Daniel Gibbs et Valérie Damaseau dans les affaires de toitures. En janvier dernier, le tribunal avait orienté son instruction principalement sur la nature de la prestation : la réparation de maisons de particuliers avec de l’argent public par des entreprises choisies sans mise en concurrence. Pour se défendre, les élus avaient justifié leur décision par le caractère urgent de la situation et la volonté de la COM de vouloir aider les populations les plus vulnérables à reconstruire leur bien après Irma.

Dans l’affaire étudiée jeudi, le tribunal a davantage été interpellé par le choix de l’entreprise que par la nature de la prestation en elle-même. Il a ainsi débuté son instruction en brossant le portrait de la société qui ne présentait pas «le profil idéal pour passer un contrat avec la Collectivité». La société a été créée début 2017, «a réalisé un chiffre d’affaires de 11 000 euros en 2017 et de plus de 211 000 euros en 2018, en l’occurrence principalement avec la COM, elle n’avait pas de salarié avant 2018, en a eu 2 de janvier à août 2018 mais ne les a pas déclarés et n’en avait plus à partir de septembre », a précisé le tribunal qui a ajouté que la société n’avait pas non plus les équipements nécessaires pour assurer correctement la prestation quand elle a été choisie par la COM. De plus, aucun contrat écrit n’a été rédigé, seul un contrat verbal a été conclu.

Dans ce contexte, les juges ont interrogé à tour de rôle Daniel Gibbs et Annick Petrus pour comprendre le déroulement des faits.

Daniel Gibbs interrogé sur le contexte de la gestion des dons

L’ex président de la collectivité a été le premier à être appelé à la barre. Il était seul, son avocat n’a pas pu faire le déplacement de métropole, ce dernier a envoyé ses conclusions au tribunal comme convenu avec lui lors de la précédente audience. Daniel Gibbs est accusé en sa qualité d’ex président de la Collectivité d’avoir favorisé Angel Car Rental aux dépends d’une autre pour la réalisation de services et d’avoir détourné des fonds publics pour la régler.

Toutefois, il est ressorti de l’enquête qu’il n’est pas intervenu directement dans le choix du prestataire, aussi a-t-il été interrogé sur le contexte de la prestation, c’est-à-dire sur le contexte de la distribution des dons envoyés aux sinistrés de Saint-Martin après le cyclone.

Daniel Gibbs a ainsi rappelé que juste après Irma, le stockage et la distribution des dons avaient été assurés par l’Etat, celui-ci avait réquisitionné les entrepôts de la société Frigodom sur le port de Galisbay. Puis fin 2017, «voyant que cela lui coûtait cher, il a refilé le bébé à la Collectivité». A partir de janvier 2018, la COM était en charge du stockage et de la distribution des dons. Par convention avec l’Etat, elle a «hérité» de la prestation avec Frigodom d’un montant de 200 000 euros par mois et a dû trouver les moyens financiers et matériels pour la distribution. La situation a attiré l’attention du procureur.

Le représentant du ministère public veut être sûr d’avoir bien compris les explications de l’ancien président : la prestation de stockage négociée par l’Etat à 200 000 euros par mois bascule, à la demande de ce dernier, vers la COM pour le même montant à partir de janvier 2018. «Il n’y a pas eu de marché ?», demande-t-il de confirmer. «Non, il y a juste eu une convention», répond Daniel Gibbs.

Concernant la distribution des denrées, le choix de l’entreprise et le montant de la prestation (10 000 euros par mois), il a indiqué ne pas avoir géré le dossier et ne pas avoir été choqué par le prix au vu des volumes à distribuer. Il a insisté sur la «situation chaotique » dans laquelle se trouvait le territoire et la nécessité de distribuer les denrées, notamment l’eau à la population. Il a ensuite expliqué avoir eu connaissance de l’absence de marché et de contrat avec Angel Car Rental lorsque les difficultés de paiement et l’urgence de trouver une solution pour régulariser la situation lui ont été exposées.

Enfin, Daniel Gibbs a rappelé que le protocole transactionnel a été élaboré en parfait accord avec les services financiers de la COM et de l’Etat.

Annick Petrus interrogée sur le choix de l’entreprise

Annick Petrus qui était troisième vice présidente en charge des affaires sociales en 2017, a été invitée à la barre pour exposer les circonstances dans lesquelles elle a suggéré la société Angel Car Rental pour la distribution des dons.

Elle a ainsi expliqué que le 13 décembre 2017 il n’y avait plus que deux personnes bénévoles sur le port pour distribuer les dons, un agent qui devait reprendre une activité et le patron d’Angel Car Rental qui aidait depuis le lendemain d’Irma. «Il n’y avait plus personne alors que les dons continuaient d’arriver ; nous réceptionnions un conteneur de 40 pieds chaque semaine. J’ai alerté le cabinet du président... Frigodom nous disait qu’il fallait accélérer le rythme sinon on n’allait jamais y arriver… Il y a aussi eu des membres de l’opposition qui disaient sur les radios que la COM jetait de la nourriture», précise-t-elle au tribunal pour planter le décor de son intervention.

C’est à ce moment que Jean Delice Murat lui a donné sa carte de sa société qui pouvait assurer la distribution. «Je lui ai dit que pour travailler pour la COM, il fallait être en règle», souligne-t-elle. Annick Petrus est ensuite allée voir le service achats de la COM qui lui «a posé toute une série de questions sur les besoins ». Elle a remis la fameuse carte et demandé de faire le nécessaire pour trouver quelqu’un pour distribuer les dons.

«Fin décembre, le directeur de cabinet m’a dit que tout est bon», poursuit-elle. Et de comprendre que Angel Car Rental peut effectuer la prestation. C’est donc sans surprise qu’elle voit Monsieur Murat œuvrer sur le port.  Quelques mois plus tard, il l’avertit qu’il n’est pas payé. Le litige est rapidement réglé et l’ancienne vice présidente ne s’inquiète pas plus. Elle affirme ne jamais avoir été mise au courant qu’aucun contrat n’a été rédigé, que l’accord n’était que verbal. Elle l’a découvert lorsque la préfète a saisi le procureur.

Pour sa défense, Annick Petrus considère que la partie administrative est du ressort des agents de la COM et non de la responsabilité des élus, c’est pourquoi elle n’a pas vérifié si ladite société était en règle et avait signé un contrat. Son avocate ajoutera dans sa plaidoirie que «si les élus doivent vérifier tout le travail des agents et de leur équipe, ce serait un manque de confiance à leur égard et que ce n’est pas dans ce genre de condition que l’on peut travailler».

Le principal argument de défense demeure toutefois le caractère de l’urgence à agir. «Nous réceptionnions un conteneur de 40 pieds chaque semaine et il fallait le dépoter à bras d’homme en 48 heures et distribuer rapidement les denrées alimentaires périssables sinon on nous accusait de jeter la nourriture », répète-t-elle. «Nous avons organisé des distributions dans les quartiers, nous avons invité la population à venir récupérer des dons… Nous avons fait tout ce que nous avons pu», raconte l’élue qui ne peut retenir ses larmes.

Audition du témoin, le patron de l’entreprise

Après avoir interrogé les deux élus pendant pratiquement trois heures, le tribunal a auditionné pendant une trentaine de minutes le responsable de la société en tant que témoin. En début d’audience, il a été isolé dans une salle afin de ne pas entendre les débats.

A la barre, il a expliqué comment il avait proposé ses services à la COM, qu’il avait un premier camion à disposition dans un contexte où la plupart des véhicules étaient réquisitionnés ou loués par des particuliers. Il a justifié le montant de sa prestation, 10 000 euros par mois, par l’embauche de 4 salariés et la location de deux autres véhicules.

Il a confirmé qu’il avait contacté le pôle financier de la COM, que des papiers lui avaient été demandés. Mais, il n’a jamais signé de contrat écrit, c’est pourquoi il a été sommé d’arrêter de travailler en février 2019 quand les services de la COM se sont rendus compte que la situation n’était pas régulière. Il a quand même été payé pour ses prestations ; toutefois le montant correspondant aux cinq dernières (quelque 62 000 euros) a été saisi dans le cadre de l’enquête. A ce jour, l’argent ne lui a pas encore été rendu. Il doit saisir un avocat pour en faire la demande.

Après en avoir délibéré pendant près de 1h30, le tribunal a suivi les réquisitions du parquet et relaxé les deux prévenus au motif qu’ils ont agi en situation d’urgence après Irma, qu’une telle situation autorise le non respect des règles de la commande publique.

* Le procès avait été renvoyé à la date du 5 mai car Annick Petrus ne pouvait être présente les 17 et 18 janvier dernier lorsque Daniel Gibbs et Valérie Damaseau ont été jugés.

Estelle Gasnet