17.06.2021

"J’ai mis du temps à intégrer que rien n’était de ma faute"

Une femme victime de violences conjugales a accepté de témoigner sous anonymat. Elle raconte le cheminement psychologique d’une femme battue.

Elle a été victime de violences de la part de son ex-compagnon. Les faits remontent à plusieurs mois. Elle a déposé plainte et essaie aujourd’hui de se reconstruire. Estimant qu’il est important de libérer la parole, elle a accepté de témoigner sous anonymat. Son objectif aujourd’hui n’est pas de décrire les violences répétées dont elle a été la cible, mais d’expliquer le cheminement psychologique d’une femme battue. Elle veut essayer de faire comprendre à l’entourage des victimes pourquoi celles-ci ne partent pas, restent avec «leur bourreau», comment celui-ci les manipulent.

Nota bene : Pour ne pas gêner le déroulement de la procédure judiciaire, aucun détail de la relation de ce couple permettant de l’identifier ne sera livré. 

"C'était trop beau pour être vrai"

«C’était une histoire exceptionnellement merveilleuse», c’est ainsi qu’elle qualifie le début de leur relation. «Il était l’homme que j’attendais». Elle le décrit comme quelqu’un qui était «bienveillant, à [son] écoute». Leur relation était tellement belle «qu’elle s’en est méfiée». «C’était trop beau pour être vrai».  «Il m’a en effet sorti le grand jeu, mais il était tellement bienveillant». L’idylle est toutefois de courte durée. Quelques semaines après leur rencontre, elle accepte d’emménager chez lui. «A ce moment, les portes se sont refermées sur moi», confie-t-elle, mimant avec ses mains un rideau qui se ferme sur son visage.

Durant plusieurs mois et de manière régulière, elle va faire l’objet de violences : verbales et physiques. Elle a pensé et/ou essayé de le quitter à cinq ou six reprises mais n’a jamais réussi. «Dans ce genre de relation, il y a des phases : des phases de violences mais aussi des phases de lunes de miel. Et on ne vit que pour ces dernières. On ne vit que pour l’amour d’un homme idéal pendant ces lunes de miel», explique-t-elle.

«La première fois qu’il m’a frappée, j’étais sous le choc», avoue-t-elle. Bien qu’éduquée et issue d’un milieu social plutôt favorable, elle ne réagit pas. Elle n’adopte pas le comportement de ces femmes jeunes, actives, indépendantes d’aujourd’hui (qu’elle est pourtant) qui dénoncent ces violences au premier signal. Quand elle regardait la télé et voyait ces histoires de femmes battues, elle se disait, qu'elle, à leur place, «elle partirait à la première claque». «Mais on est tellement surprise quand cela nous arrive. Mon corps a comme refusé d’y croire", a-t-elle constaté. "Mon compagnon s’est excusé. Il semblait épouvanté par son geste et m’a dit qu’il n’avait jamais été violent avec une femme, qu’il ne recommencerait pas. Il m’a fait livrer des fleurs au travail, il était si triste et honteux. Je lui ai pardonné.» Jusqu’à la prochaine fois. Sans le savoir, elle venait d’entrer dans un état que les psychologues appellent la sidération psychique : le choc est tel qu’il empêche au cerveau de réagir. Pour illustrer ce processus, les médecins citent souvent en exemple celui d’un animal qui, au milieu de la route, aveuglé par les phares d’une voiture, reste immobile au lieu de s’enfuir. Ou celui d’une personne qui, ne peut répondre à une autre qui tient des propos hors normes, tellement elle est choquée par la teneur des affirmations.

«Au début, on continue de croire en la relation. On a honte de l’échec. Certainement je ne voulais pas m’avouer que je m’étais trompée… ». Avec le recul, elle analyse mieux sa propre attitude : «Je faisais en sorte de le satisfaire. Je ne me souciais que de son bien être. Je m’appliquais pour que tout aille bien car quand tout était bien, notre relation était normale. J’étais complètement sous son emprise. On en arrive à se créer sa propre échelle de la douleur dans laquelle on se satisfait d’avoir été battue moins durement que les fois précédentes et d’en être véritablement soulagée. On en arrive aussi à culpabiliser et se demander pourquoi, même en ayant un comportement attentif à ses demandes et critiques, on ne réussit pas à éviter les coups et injures».

"Quand on est dans la relation, on n'a pas le temps de réfléchir"

Malgré les premiers coups, elle est restée avec lui et a fait comme si de rien n’était en cachant les bleus sous des manches longues. Elle a aussi accepté des scènes d’humiliation. «Il m’obligeait régulièrement à me mettre à genoux pour lui demander pardon si j’avais fait quelque chose qui ne lui avait pas plu, et ce même en présence de mon enfant... Monstrueux. Il justifiait sa violence en me disant que je le provoquais et exigeait que je m’excuse de l’avoir poussé à me frapper ». Elle lui obéissait « pour avoir la paix et par crainte des représailles».

Aujourd’hui, elle réalise bien sûr que ce comportement était malsain. «Mais quand on est dans la relation, on n’a pas le temps de réfléchir. On ne pense qu’à éteindre les feux en permanence. Cela absorbe toute notre énergie et en public, on fait semblant pour ne pas faire de vagues», veut-elle faire comprendre aux proches des victimes de violences conjugales, qui ne comprennent pas pourquoi elles ne réussissent pas à quitter le foyer.

«Au fil des semaines, notre compagnon qui nous frappe nous dépersonnalise. Il nous manipule mentalement», argumente-t-elle. Le sien était «machiavélique. Il soufflait sans cesse le chaud et le froid». Elle se souvient qu’elle était «dans une confusion constante». «Je n’avais plus de personnalité. Je n’existais qu’à travers son regard sur moi. Quand il me disait que j’étais moche, je le croyais et je complexais. Je finissais par croire chacune de ses critiques et que j’avais de la chance qu’un homme tel que lui puisse m’aimer », confie celle qui a compris, grâce à une psychothérapie, que son ex compagnon «n’aimait que lui ».

«J’étais sa proie », parvient-elle à dire d’elle-même. «Il était comme un chat avec une souris. C’est exactement ça… Le chat attrape une souris mais il ne la tue pas tout de suite. Il joue avec. Il l’attrape, la griffe, encore et encore… Oui, c’est exactement ça », convient-elle. « On a bien sûr des sursauts de lucidité. Mais on se dit, si on part, c’est pour aller où ? On est dans un stress intense. On peut même être menacées de mort aussi, c’était mon cas. »

Un jour il l’a tellement rouée de coups qu’elle a fini par déposer plainte à la gendarmerie. Elle s’y rend, livre « son enfer », signe le procès-verbal. Le soir même, elle y retourne et retire sa plainte : «Il m’a suppliée de l’enlever pour ne pas perdre son travail ». Elle l’a fait «par empathie ». «Alors que lui n’en a jamais eu pour moi». A ce moment de leur relation, le comportement de celui qu’elle appelle aujourd’hui son «bourreau» change. «Il va continuer à me violenter mais sans laisser de marques, sans que je puisse avoir de preuves si jamais je voulais redéposer plainte. A ce moment je commence à admettre l’idée de le quitter pour de bon et recherche de l’aide, mais j’ai peur ». L’engrenage de la violence se poursuit. Physiquement mais aussi psychologiquement. L’entourage du couple commence à être au courant de ce qui se passe.

«Peu de personnes me croient. Comment croire que quelqu’un comme lui puisse commettre de tels atrocités ? », affirme-t-elle, consternée. «C’est l’inverse. On m’accuse de raconter n’importe quoi. Il va manipuler nos proches, mes propres amis en leur faisant croire que c’est moi qui lui fais du mal, que je le trompe… Beaucoup m’ont tourné le dos jusqu’à maintenant, il a réussi à faire le vide autour de moi».  Aujourd’hui, avec l’aide de sa psychologue, elle réalise que les défauts et maux dont il l’accusait sont les siens. «Je ne l’ai jamais trompé. C’est lui qui m’a trompée. Il me reprochait d’être jalouse alors que c’est lui qui l’était et faisait tout pour que je le sois aussi ! Il refusait que je parle à un homme alors qu’il échangeait constamment avec d’autres femmes et les valorisait en me comparant à elles », dévoile-t-elle. La liste des reproches qui sont des miroirs de sa personnalité est longue.» Et d’en citer quelques-uns : « possessif, matérialiste, lunatique, etc. »

"Cela a été la goutte d'eau de trop"

La plainte retirée, le couple reprend sa relation là où il l’avait laissée. Mais la relation ne s’améliore pas. A l’écoute du récit de la victime, on saisit la faiblesse grandissante de son état psychique. La violence s’approche de plus en plus vite de son paroxysme. Quelques mois plus tard, elle est percutée par un second électrochoc. «Cela a été la goutte d’eau de trop».

«Au début il me flattait. Il avait vu en moi la femme fragile que j’étais, qui n’avait pas confiance en elle. Il savait me valoriser. Il était fier de moi en public. Puis il a commencé à m’humilier devant les autres, nos amis. A la maison, il m’a souvent rabaissée mais il ne le faisait jamais en public», raconte-t-elle. « Je le voyais toujours comme le prince charmant jusqu’au moment, où j’ai réalisé que cela devait s’arrêter. Jusqu’à l’humiliation de trop. J’ai aussi réalisé qu’il me poussait à bout pour après se victimiser et me pointer du doigt. J’étais fatiguée, épuisée d’être toujours la méchante et voir qu’il arrivait à manipuler autrui en passant derrière moi dès que j’essayais de dénoncer sa violence et ses mensonges ».

De plus, à ce stade de sa relation conjugale, elle comprend que son enfant (né d’une précédente union) souffre. Elle s’aperçoit qu’elle l’a délaissé sans s’en rendre compte. «Mon compagnon ne me battait pas devant mon enfant mais il entendait les coups, il m’entendait pleurer dans la chambre, m’a-t-il raconté plus tard. S’en était trop, je suis partie. »

Elle est allée voir dans un premier temps l’association d’aide aux victimes Trait d’Union dont la psychologue l’a prise en charge. Puis, trois mois plus tard, elle est retournée à la gendarmerie. «J’ai eu besoin de temps. J’avais besoin de me reposer. Quand je l’ai quitté, j’étais dans la brume. Il a fallu que je revienne dans la réalité, ce fût long et compliqué. Toute ma vie tournait autour de lui et j’ai mis du temps à intégrer que rien n’était de ma faute. De plus je vivais dans le mensonge et me dissociais : terrifiée à domicile et souriante à l’extérieur. Quand on arrête de faire semblant on s’écroule », explique-t-elle. Accompagnée d’un membre de l’association, elle dépose une seconde plainte. Elle révèle tout et n’a « plus peur de représailles». «Désormais il sera le suspect numéro un s’il m’arrive quoique ce soit ».

Si elle est allée déposer plainte, c’est pour que « [elle soit] reconnue en tant que victime ». «Pour que mon statut de victime soit reconnu», insiste-t-elle. «Je témoigne pour donner de la force aux autres femmes victimes, pour que ces femmes dénoncent leur calvaire et soient crues», souligne-t-elle. Elle a trop entendu les gens autour d’elle gloser : «Mais si c’est vraiment vrai, pourquoi ne l’a-t-elle pas quitté plus tôt ? » Parce que ce n’est pas si simple, «on n’est plus dans la réalité, on aime son compagnon qui se transforme en bourreau, on culpabilise, on vit dans l’angoisse permanente et on a l’impression qu’on ne peut plus rien réaliser sans lui, puisqu’on ne vit qu’à travers et sous ses ordres» veut-elle leur répondre.

«Aujourd’hui je n’ai plus peur de lui. N’ayez plus peur. Dénoncez vos bourreaux ! la honte doit changer de camp !», lâche-t-elle.

Estelle Gasnet