05.09.2018

Les clichés et fausses informations diffusés dans l'émission Enquête Exclusive

L’émission Enquête exclusive consacrée à Saint-Martin et diffusée sur la chaîne M6 dimanche soir a énormément déçu. Les commentaires en ce sens sont nombreux sur les réseaux sociaux.

Sur son site internet, l’émission Enquête exclusive se définit comme «un magazine d’investigations hebdomadaire proposant des reportages sur l’actualité internationale». Les émissions sont classées par thème et la typologie est révélatrice des sujets abordés et de la politique éditoriale : destinations brûlantes, enfer au paradis, planète millionnaire, extrémismes politiques. «Saint-Martin, un paradis aux deux visages», le titre de l’émission de dimanche, apparaît dans la classe enfer au paradis. A noter que Saint-Barthélemy avait aussi fait l’objet d’une émission et avait été classée non pas dans la série planète millionnaire mais destinations brûlantes.

Alors que les médias nationaux débarquent sur l’île par dizaines depuis le passage d’Irma et consacrent une bonne partie de leur journaux (écrits, télévisés et radio) à la reconstruction, Enquête Exclusive fait un tout autre choix éditorial. L’émission se concentre principalement sur l’insécurité, la drogue et le sexe (de la 2e minute à la 51e sur 1h09), des thèmes qui ont déjà fait les choux gras des médias – principalement audiovisuels – il y a une dizaine d’années.

Tout est dit dans l’introduction

Bernard de la Villardière plante le décor dès les premières minutes en évoquant l’immigration clandestine et la «délinquance petite ou grande» avant même de parler d’Irma et de la reconstruction. Il décrit «un double statut qui complique la lutte contre l’immigration clandestine et contre la délinquance», mais sans jamais, dans le magazine, revenir sur les raisons qui compliquent ces luttes.

Dès l’introduction, il revient sur «ces scènes de pillages terribles qu’on a tous en mémoire» ; pillages qui lui permettent d’introduire Irma et la reconstruction. Bernard de la Villardière a pu observer que «certaines zones restent encore à reconstruire» et que «les populations les plus fragilisées sont à la merci de vents qui peuvent souffler jusqu’à 200-300 km/h». On pressent tout de même que l’émission sera en deux parties, insécurité et reconstruction, même si elles n’ont aucun lien.

Tout le magazine est construit sur des clichés et des mauvaises interprétations de la réalité.

Le premier – certainement le plus facile – est de rappeler que «le côté français est 24 fois moins attractif que le côté hollandais», une affirmation basée sur le nombre de touristes accueillis dans les aéroports et les ports. Aussi aurait-il été pertinent de remettre ces chiffres dans le contexte local en expliquant que les seuls aéroport international et port en eaux profondes de l’île se situent côté hollandais. Toutefois, Bernard de la Villardière oublie de dire que Juliana a été fortement endommagé par Irma, qu’un an plus tard le chantier de reconstruction est toujours en cours et que les Pays Bas souhaitent assurer le contrôle des frontières pour justement mieux lutter contre l’immigration clandestine.

Il est aussi affirmé que «des milliers de touristes» débarquent chaque jour des paquebots à Philipsburg. A titre informatif, il aurait été intéressant de dire que le port n’a rouvert que mi-novembre, que le premier paquebot accueilli après Irma était en partie française (mais c’était un paquebot de luxe, thème donc non retenu pour parler de la partie française) et que certaines compagnies de croisière ont annulé leur escale à cause de la décharge en feu, une pollution de plus en plus au cœur des préoccupations de la population qui accuse le gouvernement de Sint Maarten de ne rien faire et qui veut porter plainte contre lui.

Les pillages

Les pillages commis après Irma servent sur un plateau d’argent Bernard de la Villardière pour aborder ce thème récurrent dans ses magazines, l’insécurité et la violence sous toutes ses formes. Il interviewe un chef d’entreprise sans préciser la date de la rencontre, donnant ainsi l’impression que la population vit encore dans la peur des pillages. A propos de ces actes, Bernard de la Villardière oublie de dire que de nombreux auteurs ont été interpellés, jugés et condamnés par la justice.

Il commet aussi un lapsus révélateur de sa volonté de montrer que les pillages – donc l’insécurité n’était que côté français – lorsqu’il s’entretient avec Daniel Gibbs. Le président de la COM explique que «c’était un cliché, qu’il y a eu autant de pillages d’un côté comme de l’autre». Bernard de la Villardière semble là dubitatif et lâche un «vraiment ?». Daniel Gibbs le répète « oui il y en a eu des deux côtés… nous l’avons vécu».

Les pillages sont aussi une excuse pour montrer «la misère sociale», unique aspect social de l’île qui est mis en exergue dans le magazine. Précisons que les pillages ont pourtant aussi été commis par des personnes non défavorisées.

Seules les rues de Low Town, de Quartier d’Orléans et de Sandy Ground (quartiers dits prioritaires qui abritent les populations les plus en difficultés) sont ainsi montrées. L’objectif est de prouver que côté français on vit dans la misère et que côté hollandais dans le luxe et l’excès. A Sint Maarten, le journaliste s’est essentiellement rendu dans une zone résidentielle riche. Mais n’est pas allé dans des quartiers beaucoup plus modestes. Il affirme en outre que le PIB côté est «deux fois plus élevé côté hollandais» (ce qui avait déjà écrit Capital), or selon l’Iedom, le produit intérieur par habitant (PIB) est de 16 000 euros à Sint Maarten et de 14 700 euros à Saint-Martin.

Bernard de la Villardière fait des comparaisons tirées par les cheveux entre le pourcentage de personnes bénéficiant du RSA à Quartier d’Orléans avec celui des personnes allocataires en Île de France ! Comment peut-on comparer ces deux territoires ? Cela revient à comparer ce pourcentage entre le XVIè arrondissement de Paris et la Seine Saint Denis.

Une grande partie du reportage est consacrée aux armes, au besoin de se protéger. Le chiffre de 220 vols à main armée est avancé. Si ce chiffre est vrai, il est aussi périmé aujourd’hui. Depuis plusieurs années, la délinquance est en baisse même si le sentiment d’insécurité demeure élevé. En 2015, le nombre de vols à main armée était de 120, il avait baissé cette même année de 50 %, avaient à l’époque indiqué les autorités. Il était passé sous la barre des 100 avant Irma. A noter qu’en 2016, le nombre de VAMA augmentait en revanche en partie hollandaise où la police lançait un appel à la vigilance.

Dans le reportage, un gérant d’une supérette chinoise est interviewé au sujet de son expérience et de sa volonté de se protéger en se procurant une arme. Cette personne a été jugée et condamnée par le tribunal correctionnel de Saint-Martin.

Bernard de la Villardière déclare que l’un des seuls endroits pouvant accueillir des touristes en partie française est la marina Royale. Il oublie juste de montrer que des sites comme la loterie farm et la baie orientale où l’un des restaurants a rouvert en juillet, accueillent davantage de touristes. Mais le choix du site n’a pas été fait au hasard ; il s’agissait en effet de montrer le trafic de crack que les gendarmes allaient démanteler. Et ainsi de montrer que les drogues étaient faciles d’accès. Là aussi, il est oublié de souligner qu’en partie hollandaise les trafics de produits stupéfiants existent.

Les sujets sont abordés sans aucune transition. Bernard de la Villardière se rend à Anguilla pour constater entre autres l’état d’avancée de la reconstruction. On y voit ainsi deux hommes, casquette sur la tête, chaussures de sport aux pieds, assis sur un échafaudage en hauteur en train de peindre sans aucune mesure de sécurité, le but est de montrer qu’ «à chaque coin de rue on voit des ouvriers pour effacer les traces» de l’ouragan. Donnant ainsi l’impression qu’à Saint-Martin on n’en voit pas. On aimerait certes en voir davantage mais on en voit tout de même. En tous les cas le magazine ne les a pas filmés.

Bernard de la Villardière évoque ensuite avec le gouverneur d’Anguilla la question de la coopération et les conséquences du Brexit localement. Le journaliste en conclut que «malgré les ruptures en Europe, à 7 000 km, la coopération est précieuse ici». Puis dans la seconde qui suit, sans transition, il revient «côté Saint-Martin où la convalescence prend du temps». Et d’enchaîner à nouveau avec Daniel Gibbs à qui il va demander s’il est «optimiste».

Les reportages sur la partie hollandaise sont tout aussi dégradants. Il est donné l’impression qu’il n’y a que des boutiques de luxe, des casinos et des bars à strip tease où aucune règle en matière de travail n’est respectée. Le patron du casino a déjà réagi sur sa page Facebook en qualifiant le reportage de «torchon ». Il a été interviewé un mois après Irma et ses propos n’ont pas été remis dans leur contexte.

En ce qui concerne la reconstruction, il n'est montré que les difficultés. Contrairement à ce qui est dit, des habitations en bord de mer étaient assurées avant Irma. Il aurait été judicieux de filmer les personnes qui avancent. Car si, certes l'île est loin d'être reconstruite, les chantiers sont en cours. Mais on ne le voit pas dans le reportage.

Enfin, il est affirmé dans le magazine que la partie hollandaise était mieux préparée aux ouragans que la partie française depuis le passage de Luis en 1995. Cela reste tout de même à démontrer. Notamment au niveau des infrastructures ; rappelons que l’aéroport dont le toit a été totalement endommagé et dont la construction intervenue après 1995, a été remise en question, que les principaux hôtels (Westin, Sonesta à Maho et Great bay, Diamond resorts, Cliff, Sapphire) ont également été très fortement endommagés.

Bref, ce numéro d’Enquête exclusive est un reportage partial qui a simplement eu pour but de montrer uniquement certains atouts (si c’en est) de la partie hollandaise et certaines faiblesses de la partie française mais sans jamais essayer de montrer l’inverse, les atouts de la partie française et les mauvais côtés de la partie hollandaise. Car de l’autre côté de la frontière «la misère sociale» existe aussi bel et bien. Tout comme l’insécurité et les vols à main armée.

Un groupe sur Facebook - Collectif Anti De la villardière SXM - s’est constitué afin de rassembler les «amis, ennemis, les pauvres, les riches, les vieux, les jeunes, » qui aimeraient créer un collectif citoyen en vue de déposer plainte auprès du procureur de la république pour diffamation suite au magazine.

Estelle Gasnet
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